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ment militaire et violent, et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.

Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se répandirent comme des torrents dans les provinces romaines ; et, trouvant autant de facilités à faire des conquêtes qu’à exercer leurs pirateries, les démembrèrent et en firent des royaumes. Ces peuples étoient libres, et ils bornoient si fort l’autorité de leurs rois, qu’ils n’étoient proprement que des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes, quoique fondés par la force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lorsque les peuples d’Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis à la volonté d’un seul, ils ne songèrent qu’à lui donner de nouveaux sujets, et à établir par les armes son autorité violente : mais les peuples du Nord, libres dans leur pays, s’emparant des provinces romaines, ne donnèrent point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposoient leurs rois dès qu’ils n’en étoient pas satisfaits ; et, chez les autres, l’autorité du prince étoit bornée de mille manières différentes : un grand nombre de seigneurs la partageoient avec lui ; les guerres n’étoient entreprises que de leur consentement ; les dépouilles étoient partagées entre le chef et les soldats ; aucun impôt en faveur du prince ; les lois étoient faites dans les assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces États, qui se formèrent des débris de l’empire romain.

De Venise, le 20 de la lune de Rhégeb 1719.