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femme étoient portés à soutenir patiemment les peines domestiques, sachant qu’ils étoient maîtres de les faire finir : et ils gardoient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu’ils étoient libres de le faire.

Il n’en est pas de même des chrétiens, que leurs peines présentes désespèrent pour l’avenir : ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée et, pour ainsi dire, leur éternité : de là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris ; et c’est autant de perdu pour la postérité. À peine a-t-on trois ans de mariage, qu’on en néglige l’essentiel ; on passe ensemble trente ans de froideur : il se forme des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses, que si elles étoient publiques : chacun vit et reste de son côté, et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme, dégoûté d’une femme éternelle, se livrera aux filles de joie : commerce honteux et si contraire à la société ; lequel, sans remplir l’objet du mariage, n’en représente tout au plus que les plaisirs.

Si, de deux personnes ainsi liées, il y en a une qui n’est pas propre au dessein de la nature et à la propagation de l’espèce, soit par son tempérament soit par son âge, elle ensevelit l’autre avec elle, et la rend aussi inutile qu’elle l’est elle-même.

Il ne faut donc pas s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli : les mariages mal assortis ne se raccommodent plus ; les femmes ne passent plus, comme chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs