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Dieu ne se bornera point dans ses récompenses : et comme les hommes qui auront bien vécu, et bien usé de l’empire qu’ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un mortel les avoit vues, il se donneroit aussitôt la mort, dans l’impatience d’en jouir ; aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles seront enivrées d’un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur seront soumis : chacune d’elles aura un sérail dans lequel ils seront enfermés ; et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.

J’ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu’un homme, nommé Ibrahim, étoit d’une jalousie insupportable. Il avoit douze femmes extrêmement belles, qu’il traitoit d’une manière très dure : il ne se fioit plus à ses eunuques, ni aux murs de son sérail ; il les tenoit presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu’elles pussent se voir ni se parler ; car il étoit même jaloux d’une amitié innocente : toutes ses actions prenoient la teinture de sa brutalité naturelle ; jamais une douce parole ne sortit de sa bouche ; et jamais il ne fit le moindre signe qui n’ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.

Un jour qu’il les avoit toutes assemblées dans une salle de son sérail, une d’entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes si malheureuses, que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un changement : d’autres, à ma place, souhaiteroient votre mort ; je ne souhaite