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disent qu’il la faut observer à la rigueur ; quoiqu’il fuie le tumulte des villes, et qu’il se communique peu, il n’est occupé, depuis le matin jusques au soir, qu’à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu’il auroit sujet de le craindre à la tête d’une armée ennemie. Il n’est, je crois, jamais arrivé qu’à lui d’être en même temps, comblé de plus de richesses qu’un prince n’en sauroit espérer, et accablé d’une pauvreté qu’un particulier ne pourroit soutenir.

Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines ; souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces, et, sans examiner si celui qu’il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel : aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.

Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes se renversent ; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.

À Paris, le 7 de la lune de Maharram, 1713.