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vendis ma fille, et me vendis aussi pour trente-cinq tomans ; j’allai aux Juifs, je leur donnai trente tomans et portai les cinq autres à ma sœur, que je n’avois pas encore vue. Vous êtes libre, lui dis-je, ma sœur, et je puis vous embrasser : voilà cinq tomans que je vous porte ; j’ai du regret qu’on ne m’ait pas acheté davantage. Quoi ! dit-elle, vous vous êtes vendu ? Oui, lui dis-je. Ah ! malheureux, qu’avez-vous fait ? n’étois-je pas assez infortunée, sans que vous travaillassiez à me le rendre davantage ? Votre liberté me consoloit, et votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah ! mon frère, que votre amour est cruel ! Et ma fille ? je ne la vois point. Je l’ai vendue aussi, lui dis-je. Nous fondîmes tous deux en larmes, et n’eûmes pas la force de nous rien dire. Enfin j’allai trouver mon maître, et ma sœur y arriva presque aussitôt que moi ; elle se jeta à ses genoux. Je vous demande, dit-elle, la servitude, comme les autres vous demandent la liberté : Prenez-moi. Vous me vendrez plus cher que mon mari. Ce fut alors qu’il se fit un combat qui arracha les larmes des yeux de mon maître. Malheureux ! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter ma liberté aux dépens de la tienne ? Seigneur, vous voyez deux infortunés qui mourront si vous nous séparez. Je me donne à vous, payez-moi ; peut-être que cet argent et mes services pourront quelque jour obtenir de vous ce que je n’ose vous demander : il est de votre intérêt de ne nous point séparer ; comptez que je dispose de sa vie. L’Arménien était un homme doux, qui fut touché de nos malheurs. Servez-moi l’un et l’autre avec fidélité et avec zèle, et je vous promets que, dans un an, je vous donnerai