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ville sainte de Balk ; et, enfin, souvenez-vous de moi, qui n’espère de repos, de fortune, de vie, que de votre changement. Je la quittai tout transporté, et la laissai seule décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.

J’y retournai deux jours après ; je ne lui parlai point : j’attendis dans le silence l’arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous êtes aimé, mon frère, me dit-elle, et par une guèbre. J’ai longtemps combattu : mais, dieux ! que l’amour lève de difficultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop aimer, je puis ne mettre point de bornes à mon amour ; l’excès même en est légitime. Ah ! que ceci convient bien à l’état de mon cœur ! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que mon esprit s’étoit forgées, quand romprez-vous celles qui me lient les mains ? Dès ce moment, je me donne à vous : faites voir, par la promptitude avec laquelle vous m’accepterez, combien ce présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. Je n’exprimerois jamais bien la joie que je sentis à ces paroles, je me crus et je me vis, en effet, en un instant, le plus heureux de tous les hommes ; je vis presque accomplir tous les désirs que j’avois formés en vingt-cinq ans de vie, et évanouir tous les chagrins qui me l’avoient rendue si laborieuse. Mais, quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je n’étois pas si près de mon bonheur que je me l’étois figuré tout à coup, quoique j’eusse surmonté le plus grand de tous les obstacles. Il falloit surprendre la vigilance de ses gardiens ; je n’osois confier à personne le secret de ma vie : il falloit que nous