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vous aimer ? Et pour qui la quittez-vous, cette religion, qui nous doit être si chère ? Pour un misérable encore flétri des fers qu’il a portés ; qui, s’il étoit homme, seroit le dernier de tous ! Mon frère, dit-elle, cet homme dont vous parlez est mon mari ; il faut que je l’honore, tout indigne qu’il vous paroît ; et je serois aussi la dernière des femmes si… Ah ! ma sœur, lui dis-je, vous êtes guèbre ; il n’est ni votre époux, ni ne peut l’être : si vous êtes fidèle comme vos pères, vous ne devez le regarder que comme un monstre. Hélas ! dit-elle, que cette religion se montre à moi de loin ! À peine en savois-je les préceptes qu’il les fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je vous parle ne m’est plus familière, et que j’ai toutes les peines du monde à m’exprimer : Mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme toujours ; que, depuis ce temps-là, je n’ai eu que de fausses joies ; qu’il ne s’est pas passé de jour que je n’aie pensé à vous ; que vous avez eu plus de part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n’y ai été déterminée que par l’espérance de vous revoir. Mais que ce jour, qui m’a tant coûté, va me coûter encore ! Je vous vois tout hors de vous-même : mon mari frémit de rage et de jalousie : je ne vous verrai plus ; je vous parle sans doute pour la dernière fois de ma vie : si cela étoit, mon frère, elle ne seroit pas longue. À ces mots, elle s’attendrit ; et se voyant hors d’état de tenir la conversation, elle me quitta le plus désolé des hommes.

Trois ou quatre jours après, je demandai à voir ma sœur : le barbare eunuque auroit bien voulu m’en empêcher ; mais, outre que ces sortes de maris n’ont pas sur leurs femmes la même autorité