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Les Carthaginois, maîtres du commerce de l’or & de l’argent, voulurent l’être encore de celui du plomb & de l’étain. Ces métaux étoient voiturés par terre, depuis les ports de la Gaule sur l’océan, jusqu’à ceux de la méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la premiere main ; ils envoyerent Himilcon, pour former[1] des établissemens dans les isles Cassitérides, qu’on croit être celles de Silley.

Ces voyages, de la Bétique en Angleterre, ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avoient la boussole : mais il est clair qu’ils suivoient les côtes. Je n’en veux d’autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l’embouchure du Bétis en Angleterre : outre que la fameuse histoire[2] de ce pilote Carthaginois, qui voyant venir un vaisseau Romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d’Angleterre[3], fait voir que ces vaisseaux étoient très-près des côtes lorsqu’ils se rencontrerent.

Les anciens pourroient avoir fait des voyages de mer qui feroient penser qu’ils avoient la boussole, quoiqu’ils ne l’eussent pas. Si un pilote s’étoit éloigné des côtes, & que, pendant son voyage, il eût un temps serein ; que, la nuit, il eût toujours vu une étoile polaire, &, le jour, le lever & le coucher du soleil ; il est clair qu’il auroit pu se conduire comme on fait aujourd’hui par la boussole : mais ce seroit un cas fortuit, & non pas une navigation réglée.

On voit, dans le traité qui finit la premiere guerre punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l’empire de la mer, & Rome à garder celui de la terre. Hannon[4], dans la négociation avec les Romains, déclara qu’il ne souffriroit pas seulement qu’ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile ; il ne leur fut pas permis de naviger au-delà du beau Promon-


  1. Voyez Festus Avienus.
  2. Strabon, liv. III, sur la fin.
  3. Il en fut récompensé par le sénat de Carthage.
  4. Tite-Live, supplément de Frenshemius, seconde décade, liv. VI.