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sonne, s’abandonneroient à leur humeur. La plupart, avec de l’esprit, seroient tourmentés par leur esprit même : dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seroient malheureux avec tant de sujets de ne l’être pas.

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation seroit fiere ; car la fierté des rois n’est fondée que sur leur indépendance.

Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines.

Mais ces hommes si fiers vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveroient souvent au milieu de gens inconnus ; ils seroient timides ; & l’on verroit en eux, la plupart du temps, un mêlange bizarre de mauvaise honte & de fierté.

Le caractere de la nation paroîtroit sur-tout dans leurs ouvrages d’esprit, dans lesquels on verroit des gens recueillis, & qui auroient pensé tout seuls.

La société nous apprend à sentir les ridicules ; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satyriques seroient sanglans ; & l’on verroit bien des Juvénals chez eux, avant d’avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu’ils n’ont pas la liberté de la dire : dans les états extrêmement libres, ils trahissent la vérité, à cause de leur liberté même, qui produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction, qu’il le seroit d’un despote.

Leurs poëtes auroient plus souvent cette rudesse originale de l’invention, qu’une certaine délicatesse que donne le goût ; on y trouveroit quelque chose qui approcheroit plus de la force de Michel-Ange, que de la grace de Raphaël.