Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t7.djvu/76

Cette page n’a pas encore été corrigée
58
DISCOURS

n’étoit point de sa prudence de continuer à lui demander raison de ses violences.

On a vu (ô siècle malheureux !) des hommes iniques menacer de la justice ceux à qui ils enlevoient leurs biens, et apporter pour raison de leurs vexations la longueur du temps, et la ruine inévitable de ceux qui voudroient les faire cesser. Mais quand l’état de ceux qui plaident ne seroit point ruineux, il suffiroit qu’il fût incertain pour nous engager à le faire finir. Leur condition est toujours malheureuse, parce qu’il leur manque quelque sûreté du côté de leurs biens, de leur fortune et de leur vie.

Cette même considération doit inspirer à un magistrat juste une grande affabilité, puisqu’il a toujours affaire à des gens malheureux. Il faut que le peuple soit toujours présent à ses inquiétudes ; semblable à ces bornes que les voyageurs trouvent dans les grands chemins, sur lesquelles ils reposent sur le fardeau. Cependant on a vu des juges qui, refusant à leurs parties tous les égards, pour conserver, disoient-ils, la neutralité, tomboient dans une rudesse qui les en faisoit plus sûrement sortir.

Mais qui est-ce qui a jamais pu dire, si l’on en excepte les stoïciens, que cette affection générale pour le genre humain, qui est la vertu de l’homme considéré en lui-même, soit une vertu étrangère au caractère de juge ? Si c’est la puissance qui doit endurcir les cœurs, voyez comme l’autorité paternelle endurcit le cœur des pères, et réglez votre magistrature sur la première de toutes les magistratures.

Mais, indépendamment de l’humanité, la bienséance et l’affabilité, chez un peuple poli, deviennent une partie de la justice ; et un juge qui en manque pour ses clients commence dès lors à ne plus rendre à chacun ce qui lui