Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t7.djvu/324

Cette page n’a pas encore été corrigée
306
LETTRES FAMILIÈRES.


vous et moi. Il commence toujours, avec moi, ses conversations par ces mots : « Avez-vous des nouvelles de M. Cerati ? » L’abbé de Guasco est de retour de son voyage de Languedoc ou de Provence : vous l’avez vu un homme de bien, il s’est perdu comme David et Salomon. Le prince de Wurtemberg m’a dit qu’il avoit vingt-une femmes sur son compte ; il dit qu’il aime mieux qu’on lui en donne vingt-une qu’une, et il pourroit bien avoir raison. Au milieu de sa galanterie vagabonde, il ne laisse pas de remporter des prix à l’Académie de Paris : il a gagné le prix de l’année passée, et il vient de gagner celui de cette année.

Je dois quitter Paris dans une quinzaine de jours, et passer quatre ou cinq mois dans ma province ; et je mènerai l’abbé de Guasco à la Brède [1], faire pénitence de ses dérèglements. Madame Geoffrin [2] a toujours très-bonne compa-

  1. Il étoit allé à Bordeaux pour y passer un hiver, et la compagnie de M. de Montesquieu l’y retint trois ans, l’un et l’autre s’occupant beaucoup à l’étude et s’amusant à l’agriculture. (G.)
  2. Femme de M. Geoffrin, entrepreneur des glaces, qui par le caractère de son esprit et par l’état de sa fortune, est parvenue à attirer chez elle une société de beaux esprits, de gens de lettres et d’artistes auxquels elle donne à diner deux fois par semaine, se rendant par là une manière de dictateur de l’esprit, des talents, du mérite et de la bonne compagnie. Sa maison est aussi le rendez-vous de plusieurs seigneurs et dames, qui s’arrangent pour aller souper chez elle. La société que l’on trouve dans cette maison, fait que les étrangers cherchent à y être introduits. La maîtresse du logis ne néglige pas d’attirer ceux qui peuvent lui donner du relief. Elle est très-officieuse pour ceux qui lui conviennent, et sans miséricorde pour ceux qui ne lui plaisent pas. Elle dit qu’elle tient toujours sur sa table une aune pour mesurer ceux qui se présentent chez elle pour la première fois, et c’est par cette aune qu’elle juge, dit-elle, à l’œil, s’ils peuvent devenir des meubles qui conviennent à sa maison. On prétend néanmoins que cette aune est quelquefois fautive. Tout cela lui a mérité de jouer un rôle dans la comédie des Philosophes, dont on dit qu’elle n’a pas été fort flattée. (GUASCO.)

    Il ne faut pas oublier que l’abbé de Guasco a eu une grosse querelle