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ESSAI

Ainsi, lorsque j’étais à Pise, je n’eus aucun plaisir lorsque je vis le fleuve Arno peint dans le ciel avec son urne qui roule des eaux. Je n’eus aucun plaisir à Gênes de voir des saints dans le ciel, qui souffraient le martyre. Ces choses sont si grossières qu’on ne peut plus les regarder.

Lorsqu’on entend dans le second acte de Thyeste, de Sénèque, des vieillards d’Argos qui, comme des citoyens de Rome du temps de Sénèque, parlent des Parthes et des Quirites, et distinguent les sénateurs des plébéiens, méprisent les bleds de la Libye, les Sarmates qui ferment la mer Caspienne, et les rois qui ont subjugué les Daces, une pareille ignorance fait rire dans un sujet sérieux. C’est comme si, sur le théâtre de Londres, on introduisait Marius disant que, pourvu qu’il ait la faveur de la Chambre basse, il ne craint point l’inimitié de celle des Pairs, ou qu’il aime mieux la vertu que tout ce que les grandes familles de Rome font venir du Potose.

Lorsqu’une chose est, à certains égards, contre la raison, et que, nous plaisant par d’autres, l’usage ou l’intérêt même de nos plaisirs la fait regarder comme raisonnable, comme nos opéras, il faut faire en sorte qu’elle s’en écarte le moins possible. Je ne pouvais souffrir en Italie de voir Caton et César chanter des ariettes sur le théâtre ; les Italiens, qui ont tiré de l’histoire les sujets de leur opéra, ont montré moins de goût que nous, qui les avons tirés de la Fable ou des romans. A force de merveilleux, l’inconvénient du chant diminue, parce que ce qui est si extraordinaire paraît mieux pouvoir s’exprimer par une manière plus éloignée du naturel ; d’ailleurs, il semble qu’il est établi que le chant peut avoir dans les enchantements et dans le commerce des dieux une force que les paroles n’ont pas ; il est donc là plus raisonnable, et nous avons bien fait de l’y employer.