Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t7.djvu/152

Cette page n’a pas encore été corrigée
134
ESSAI

traire de ce que nous avions attendu ; elle parvient à nous paraître moins aimable ; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal ; mais l’impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle : aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c’est-à-dire des agréments que nous n’attendions point, et que nous n’avions pas sujet d’attendre. Les grandes parures ont rarement de la grâce, et souvent l’habillement des bergères en a. Nous admirons la majesté des draperies de Paul Véronèse ; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphaël et de la pureté du Corrége. Paul Véronèse promet beaucoup, et paie ce qu’il promet. Raphaël et le Corrége promettent peu, et paient beaucoup ; et cela nous plaît davantage.

Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l’esprit que dans le visage : car un beau visage paraît d’abord, et ne cache presque rien ; mais l’esprit ne se montre que peu à peu, que quand il veut, et autant qu’il veut : il peut se cacher pour paraître, et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces.

Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ; car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les moments créer des surprises ; en un mot, une femme ne peut guère être belle que d’une façon, mais elle est jolie de cent mille.

La loi des deux sexes a établi parmi les nations policées et sauvages, que les hommes demanderaient, et que les femmes ne feraient qu’accorder : de là il arrive que les grâces sont plus particulièrement attachées aux femmes. Comme elles ont tout à défendre, elles ont tout à cacher ; la moindre parole, le moindre geste, tout ce qui, sans choquer le premier devoir, se montre en elles, tout ce qui se