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ESSAI


DES DIVERSES CAUSES QUI PEUVENT PRODUIRE
UN SENTIMENT.


Il faut bien remarquer qu’un sentiment n’a pas ordinairement dans notre âme une cause unique. C’est, si j’ose me servir de ce terme, une certaine dose qui en produit la force et la variété. L’esprit consiste à savoir frapper plusieurs organes à la fois ; et si l’on examine les divers écrivains, on verra peut-être que les meilleurs, et ceux qui ont plu davantage, sont ceux qui ont excité dans l’âme plus de sensations en même temps.

Voyez, je vous prie, la multiplicité des causes. Nous aimons mieux voir un jardin bien arrangé qu’une confusion d’arbres : 1º parce que notre vue, qui serait arrêtée, ne l’est pas ; 2º chaque allée est une, et forme une grande chose, au lieu que dans la confusion chaque arbre est une chose, et une petite chose ; 3º nous voyons un arrangement que nous n’avons pas coutume de voir ; 4º nous savons bon gré de la peine que l’on a prise ; 5º nous admirons le soin que l’on a de combattre sans cesse la nature, qui, par des productions qu’on ne lui demande pas, cherche à tout confondre : ce qui est si vrai, qu’un jardin négligé nous est insupportable. Quelquefois la difficulté de l’ouvrage nous plait, quelquefois c’est la facilité ; et, comme dans un jardin magnifique nous admirons la grandeur et la dépense du maître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu’on a eu l’art de nous plaire avec peu de dépense et de travail. Le jeu nous plaît, parce qu’il satisfait notre avarice, c’est-à-dire l’espérance d’avoir plus : il flatte notre vanité par l’idée de la préférence que la fortune nous donne, et de l’attention que les autres ont sur notre bonheur ; il satisfait