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LETTRE D’HELVÉTIUS


pas me venir chercher à la campagne. Vous la trouverez telle que je l’avois prévue. Vous verrez qu’il avoit besoin d’un système pour rallier toutes ses idées, et que, ne voulant rien perdre de tout ce qu’il avoit pensé, écrit ou imaginé depuis sa jeunesse, selon les dispositions particulières où il s’est trouvé, il a dû s’arrêter à celui qui contrarieroit le moins les opinions reçues. Avec le genre d’esprit de Montaigne, il a conservé ses préjugés d’homme de robe et de gentilhomme : c’est la source de toutes ses erreurs. Son beau génie l’avoit élevé dans sa jeunesse jusqu’aux Lettres persanes. Plus âgé, il semble s’être repenti d’avoir donné à l’envie ce prétexte de nuire à son ambition. Il s’est plus occupé à justifier les idées reçues que du soin d’en établir de nouvelles et de plus utiles. Sa manière est éblouissante. C’est avec le plus grand art du génie qu’il a formé l’alliage des vérités et des préjugés. Beaucoup de nos philosophes pourront l’admirer comme un chef-d’œuvre. Ces matières sont neuves pour tous les esprits ; et moins je lui vois de contradicteurs et de bons juges, plus je crains qu’il ne nous égare pour longtemps.

Mais que diable veut-il nous apprendre par son traité des fiefs ? Est-ce une matière que devoit chercher à débrouiller un esprit sage et raisonnable ? Quelle législation peut résulter de ce chaos barbare de lois que la force a établies, que l’ignorance a respectées, et qui s’opposeront toujours à un bon ordre de choses ? Depuis la formation des empires, sans les conquérants qui ont tout détruit, où en serions-nous avec toutes ces bigarrures d’institutions ? Nous aurions donc hérité de toutes les erreurs accumulées depuis l’origine du genre humain. Elles nous gouverneroient encore ; et, devenues la propriété du plus