Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t3.djvu/43

Cette page n’a pas encore été corrigée
XXIII
A L’ESPRIT DES LOIS.


modéré et le plus fin des philosophes [1], comme rappelle Voltaire, n’avait aucune envie de jouer le rôle de martyr. S’il avançait les idées les plus hardies, c’était en les enveloppant des formes les plus modestes ; c’était en appelant à son aide toutes les ressources du langage le plus ingénieux. Il n’y a guère qu’en France qu’un auteur peut mettre le lecteur de moitié dans ses malices, et s’en faire un complice d’autant plus sûr qu’il est plus intelligent. Les étrangers, qui s’arrêtent à la surface, se méprennent aisément sur la pensée d’écrivains tels que Montaigne, Montesquieu et Voltaire. Macaulay, par exemple, en comparant Machiavel et Montesquieu, avec cet aplomb qui ne l’abandonne jamais, a prouvé qu’on peut, en qualité d’Anglais, se croire un politique infaillible, et ne rien comprendre à la finesse et à la profondeur de l'Esprit des lois,

Montesquieu avait placé à la tête de son second volume une Invocation aux Muses. Ce morceau ne trouva point grâce devant Jacob Vernet ; il engagea l’auteur à le supprimer. Avait-on jamais mis un grain de poésie dans un ouvrage sérieux ? Cela ne s’était jamais fait ; donc cela ne devait pas se faire. Montesquieu résista ; puis, suivant son habitude, il céda. Toute discussion lui était désagréable. En général on trouve que Vernet eut raison et qu’il a fait preuve de bon goût ; je ne suis point de cet avis. Dans cette effusion poétique je reconnais le caractère original de Montesquieu, la marque qui le distingue de tous ceux qui ont écrit sur le droit public. Aussi ai-je rétabli ce chapitre à la place que lui avait donnée l’auteur. Ai-je bien ou mal fait, le lecteur en jugera.

Il y avait un autre chapitre sur les lettres de cachet. Celui-là, Vernet voulait le conserver ; Montesquieu le supprima. Il jugea sans doute que la critique atteignait trop directement le roi de France et ses ministres, et recula devant sa propre hardiesse. Par malheur pour nous, Vernet n’avait pas gardé

  1. Lettres sur Rabelais, etc. Lettre VII