Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t3.djvu/230

Cette page n’a pas encore été corrigée
138
DE L'ESPRIT DES LOIS.

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu’un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grâce. S’il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l’arrêt s’exécutât tout de même [1] ; sans cela, il se contrediroit, et la loi ne peut se contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps : l’ordre que donna Assuérus d’exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre [2].

Il y a pourtant une chose que l’on peut quelquefois opposer à la volonté du prince [3] : c’est la religion. On abandonnera son père, on le tuera même, si le prince l’ordonne : mais on ne boira pas de vin, s’il le veut et s’il l’ordonne [4]. Les lois de la religion sont d’un précepte supérieur, parce qu’elles sont données sur la tête du

  1. Voyez Chardin. (M.) « Il n'y a assurément, dit Chardin, aucun souverain au monde si absolu que le roi de Perse, car on exécute toujours exactement ce qu’il prononce, sans avoir égard ni au fond ni aux circonstances des choses, quoiqu’on voie clair comme le jour qu’il n'y a la plupart du temps nulle justice dans ses ordres et souvent même pas de sens commun. Sitôt que le prince commande, on fait sur-le-champ tout ce qu’il dit, et lors même qu'il ne sait ce qu’il fait ni ce qu’il dit, comme quand il est ivre... Rien ne met à couvert des extravagances de ses caprices : ni probité, ni mérite, ni zèle, ni services rendus ; un mouvement de sa fantaisie, marqué par un mot de sa bouche ou par un signe de ses yeux, renverse à l'instant les gens les mieux établis et les plus dignes de l’être, les prive des biens et de la vie, et tout cela sans aucune forme de procès, et sans prendre aucun soin de vérifier le crime imputé. » Voyage en Perse, desc. du gouv., chap. II.
  2. Esther, ch. IX. L’édit accorda aux Juifs, non pas seulement la liberté de se défendre, mais celle de se venger de leurs ennemis, ut dominarentur in hostibus suis. Ils en tuèrent un grand nombre, parmi lesquels les dix fils d’Aman, dont ils pendirent les cadavres. C’est en mémoire de cette vengeance inespérée que les Juifs établirent la fête de Purim qu’ils célèbrent encore aujourd’hui.
  3. Voyez Chardin. (M.) Considérations sur la grandeur, etc. des Romains, chap. XXII.
  4. C’est-à-dire quand même il l’ordonnerait.