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LIVRE III, CHAP. III.


peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de Conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu[1].

Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglois pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient part aux affaires n’avoient point de vertu, que leur ambition étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé[2], que l’esprit d’une faction n’étoit réprimé que par l’esprit d’une autre, le gouvernement changeoit sans cesse ; le peuple étonné cherchoit la démocratie et ne la trouvoit nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avoit proscrit[3].

Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté[4], elle ne put plus la recevoir ; elle n’avoit plus qu’un foible reste de vertu, et, comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave ; tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie[5].

Les politiques grecs, qui vivoient dans le gouvernement populaire, ne reconnoissoient d’autre force qui pût

  1. Aristote, Politique, liv. V, chap. VIII.
  2. Cromwell. (M.)
  3. C’est l’histoire de la Révolution française. Quand un peuple rompt brusquement avec le passé, il est bientôt ramené en arrière par une réaction violente. Ce sont les mœurs qu’ils faut changer quand on veut faire une révolution durable, et non point le gouvernement.
  4. Voyez le Dialogue de Sylla et d’Eucra e, où Montesquieu soutient avec tant d’éclat, le paradoxe que Sylla voulut rendre la liberté à Rome.
  5. Sur le sens du mot tyrannie dans l’Esprit des Lois, V, inf. XIV, XIII à la note.