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DE L’ESPRIT DES LOIS.

Notre auteur, avant de finir ce sujet, n’oublie pas cette loi abominable de l’exposition des enfants. Il nous fait remarquer qu’il n’y avoit aucune loi romaine qui permit cette action dénaturée, et que la loi des douze tables ne changea rien aux institutions des premiers Romains, qui eurent à cet égard une police assez bonne, mais qu’on ne suivit plus lorsque le luxe ôta l’aisance, lorsque les richesses partagées furent appelées pauvreté, lorsque le père crut avoir perdu ce qu’il donna à sa famille, et qu’il distingua cette famille de la propriété.

Pour nous faire mieux connoître l’état de l’univers après la destruction des Romains, notre auteur observe que leurs règlements, faits pour augmenter le nombre des citoyens, eurent, comme les autres lois qui élevèrent Rome à cette grandeur, leur effet pendant que la république, dans la force de son institution, n’eut à réparer que les pertes qu’elle faisoit par son courage, par sa fermeté, par son amour pour la gloire, et par sa vertu même. En réparant ces pertes, les Romains croyoient défendre leurs lois, leur patrie, leurs temples, leurs dieux pénates, leurs sépulcres, leur liberté, leurs biens. Mais sitôt que les lois les plus sages ne purent remédier aux pertes causées par une corruption générale, capable de rendre ce grand empire une solitude, pour qu’il ne restât, pour ainsi dire, personne pour en déplorer la chute, et l’extinction du nom romain, dès lors un déluge de nations gothes, gétiques, sarrasines et tartares coupa, pour ainsi dire, le nerf de ce corps immense et de cette machine monstrueuse ; bientôt des peuples barbares n’eurent à détruire que des peuples barbares.

Dans l’état où étoit l’Europe après cette affreuse catastrophe, et après un coup aussi surprenant, on n’auroit pas cru qu’elle pût se rétablir, surtout lorsque sous Charlemagne elle ne forma plus qu’un vaste empire. Mais il arriva un changement par rapport au nombre des hommes. L’Europe, après Charlemagne, par la nature du gouvernement d’alors, se partagea en une infinité de petites souverainetés. Chaque seigneur n’étant en sûreté que par le nombre des habitants de