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ARSACE ET ISMÉNIE.

La reine ne le laissa pas achever ; elle crut d’abord reconnaître le visage, elle reconnut encore la voix d’Arsace. Toute hors d’elle-même, et ne se connaissant plus, elle se précipita de son trône, et se jeta aux genoux d’Arsace.

Mes malheurs ont été plus grands que les tiens, dit-elle, mon cher Arsace. Hélas ! je croyais ne te revoir jamais depuis le fatal moment qui nous a séparés. Mes douleurs ont été mortelles.

Et, comme si elle avait passé tout à coup d’une manière d’aimer à une autre manière d’aimer, ou qu’elle se trouvât incertaine sur l’impétuosité de l’action qu’elle venait de faire, elle se releva tout à coup, et une rougeur modeste parut sur son visage.

Bactriens, dit-elle, c’est aux genoux de mon époux que vous m’avez vue. C’est ma félicité d’avoir pu faire paraitre devant vous mon amour. J’ai descendu de mon trône, parce que je n’y étais pas avec lui, et j’atteste les dieux que je n’y remonterai pas sans lui. Je goûte ce plaisir que la plus belle action de mon règne, c’est par lui qu’elle a été faite, et que c’est pour moi qu’il l’a faite. Grands, peuples et citoyens, croyez-vous que celui qui règne sur moi soit digne de régner sur vous ? Approuvez-vous mon choix ? Élisez-vous Arsace ? Dites-le-moi, parlez.

A peine les dernières paroles de la reine furent-elles entendues, tout le palais retentit d’acclamations ; on n’entendit plus que le nom d’Arsace et celui d’Isménie.

Pendant tout ce temps, Arsace était comme stupide. Il voulut parler, sa voix s’arrêta ; il voulut se mouvoir, et il resta sans action. Il ne voyait pas la reine ; il ne voyait pas le peuple ; à peine entendait-il les acclamations : la joie le troublait tellement, que son âme ne put sentir toute sa félicité.