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ARSACE ET ISMÉNIE.


J’arrivai et je la trouvai mourante. Ardasire, lui dis-je, je vous perds, vous mourez ? cruelle Ardasire ! hélas ! qu’avais-je fait ?… Elle versa quelques larmes. Arsace, me dit-elle, il n’y a qu’un moment que la mort me semblait délicieuse ; elle me paraît terrible depuis que je vous vois. Je sens que je voudrais revivre pour vous, et que mon âme me quitte malgré elle. Conservez mon souvenir ; et, si j’apprends qu’il vous est cher, comptez que je ne serai point tourmentée chez les ombres. J’ai du moins cette consolation, mon cher Arsace, de mourir dans vos bras.

Elle expira. Il me serait impossible de dire comment je n’expirai pas aussi. On m’arracha d’Ardasire, et je crus qu’on me séparait de moi-même. Je fixai mes yeux sur elle, et je restai immobile : j’étais devenu stupide. On m’ôta ce terrible spectacle, et je sentis mon âme reprendre toute sa sensibilité. On m’entraîna ; je tournais les yeux vers ce fatal objet de ma douleur ; j’aurais donné mille vies pour le voir encore un moment. J’entrai en fureur, je pris mon épée ; j’allais me percer le sein ; on m’arrêta. Je sortis de ce palais funeste, je n’y rentrai plus. Mon esprit s’aliéna ; je courais dans les bois ; je remplissais l’air de mes cris. Quand je devenais plus tranquille, toutes les forces de mon âme la fixaient à ma douleur. Il me sembla qu’il ne me restait plus rien dans le monde que ma tristesse et le nom d’Ardasire. Ce nom, je le prononçais d’une voix terrible, et je rentrais dans le silence. Je résolus de m’ôter la vie, et tout à coup j’entrai en fureur. Tu veux mourir, me disais-je à moi-même, et Ardasire n’est pas vengée ! Tu veux mourir, et le fils du tyran est en Hyrcanie, qui se baigne dans les délices ! Il vit, et tu veux mourir !

Je me suis mis en chemin pour l’aller chercher. J’ai appris qu’il vous avait déclaré la guerre ; j’ai volé à vous.