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ARSACE ET ISMÉNIE.


il ravageait tout le pays : un jour était employé à des festins, un autre à des expéditions militaires. Jamais on n’a vu une si parfaite image de la guerre et de la paix ; et jamais il n’y eut tant de dissolution et tant de discipline. Un village fuyait la cruauté du vainqueur ; un autre était dans la joie, les danses et les festins ; et, par un étrange caprice, il cherchait deux choses incompatibles : de se faire craindre et de se faire aimer. Il ne fut ni craint ni aimé. On opposa une armée à la sienne ; et une seule bataille finit la guerre. Un soldat, nouvellement arrivé dans l’année des Bactriens, fit des prodiges de valeur ; il perça jusqu’au lieu où combattait vaillamment le roi d’Hyrcanie, et le fit prisonnier. Il remit ce prince à un officier ; et, sans dire son nom, il allait rentrer dans la foule ; mais, suivi par les acclamations, il fut mené comme en triomphe à la tente du général. Il parut devant lui avec une noble assurance ; il parla modestement de son action. Le général lui offrit des récompenses : il s’y montra insensible ; il voulut le combler d’honneurs : il y parut accoutumé.

Aspar jugea qu’un tel homme n’était pas d’une naissance ordinaire. Il le fit venir à la cour ; et, quand il le vit, il se confirma encore plus dans cette pensée. Sa présence lui donna de l’admiration ; la tristesse même qui paraissait sur son visage, lui inspira du respect ; il loua sa valeur, et lui dit les choses les plus flatteuses. Seigneur, lui dit l’étranger, excusez un malheureux que l’horreur de sa situation rend presque incapable de sentir vos bontés, et encore plus d’y répondre. Ses yeux se remplirent de larmes, et l’eunuque en fut attendri. Soyez mon ami, lui dit-il, puisque vous êtes malheureux. Il y a un moment que je vous admirais ; à présent je vous aime ; je voudrais vous consoler, et que vous fissiez usage de ma raison et