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GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS.


appelèrent divers sultans turcs sous cette condition[1], aussi extravagante que barbare, que tous les habitants qu’ils prendraient dans les pays du parti contraire seraient menés en esclavage ; et chacun, dans la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la Nation.

Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auraient fait pour lors ce qu’ils firent depuis, sous Mahomet II, s’ils n’avaient pas été eux-mêmes sur le point d’être exterminés par les Tartares.

Je n’ai pas le courage de parler des misères qui suivirent ; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l’Empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan[2].

  1. Voyez l’Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacuzène, écrite par Cantacuzène. (M.)
  2. Comme on aperçoit dans les Lettres persanes le germe de l’Esprit des Lois, on croit voir aussi dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains une partie détachée de cet ouvrage immense qui absorba la vie de Montesquieu. Il est probable qu’il se détermina à faire de ces Considérations un traité à part, parce que tout ce qui regarde les Romains offrant par soi-même un grand sujet, d’un côté, l’auteur, qui se sentait capable de le remplir, ne voulut rester ni au-dessous de sa matière, ni au-dessous de son talent ; et de l’autre, il craignit que les Romains seuls ne tinssent trop de place dans l’Esprit des Lois et ne rompissent les proportions de l’ouvrage. C’est ce qui nous a valu cet excellent traité dont nous n’avions aucun modèle dans notre langue, et qui durera autant qu’elle : c’est un chef-d’œuvre de raison et de style, et qui laisse bien loin Machiavel, Gordon, Saint-Réal, Amelot de la Houssaie, et tous les autres écrivains politiques qui avaient traité les mêmes objets. Jamais on n’avait encore rapproché dans un si petit espace une telle quantité de pensées profondes et de vues lumineuses. Le mérite de la concision dans les vérités morales, naturalisé dans notre langue par La Rochefoucauld et La Bruyère, doit le céder à celui de Montesquieu, à raison de la hauteur et de la difficulté du sujet. Ceux-là n’avaient fait que circonscrire dans une mesure prise et une expression remarquable des idées dont le fond est dans tout esprit capable de réflexion, parce que tout le monde en a besoin : celui-ci adapta la même précision à de grandes choses, hors de la portée et de l’usage de la plupart des hommes, et où il portait en même temps une lumière nouvelle : il faisait voir dans l’histoire d’un peuple qui a fixé l’attention de toute la terre ce que nul autre n’y avait vu, et ce que lui seul semblait capable d’y voir, par la manière dont il le montrait. Il sut démêler dans la politique et le gouvernement des Romains ce que nul de leurs historiens n’y avait aperçu. Celui d’eux tous qui eut le plus de rapport avec lui, et qu’il paraît même avoir pris pour modèle dans sa manière d’écrire, Tacite, qui fut, comme lui, grand penseur et grand peintre, nous a laissé un beau traité sur les mœurs des Germains ; mais qu’il y a loin du portrait de peuplades à demi-sauvages, tracé avec un art et des couleurs qui font de l’éloge des barbares la satire de la civilisation corrompue à ce vaste tableau de vingt siècles, depuis la fondation de Rome jusqu’à la prise de Constantinople, renfermé dans un cadre étroit, où, malgré sa petitesse, les objets ne perdent rien de leur grandeur, et n’en deviennent même que plus saillants et plus sensibles ! Que peut-on comparer en ce genre à un petit nombre de pages où l’on a pour ainsi dire fondu et concentré tout l’esprit de vie qui soutenait et animait ce colosse de la puissance romaine, et en même temps tous les poisons rongeurs qui, après l’avoir longtemps consumé, le firent tomber en lambeaux sous les coups de tant de nations réunies contre lui ? (La Harpe)