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GRANDEURS DES ROMAINS, CHAP. XI.


perdirent peu à peu l’esprit de citoyens, et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir.

Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville[1]. Ce ne furent plus les soldats de la République, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d’une armée, dans une province, était son général ou son ennemi.

Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le Sénat put aisément se défendre, parce qu’il agissait constamment ; au lieu que la populace passait sans cesse de l’extrémité de la fougue à l’extrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au-dehors, toute la sagesse du Sénat devint inutile, et la République fut perdue.

Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent, leur font presque toujours perdre la liberté ; au lieu que les succès et les malheurs d’un État où le peuple est soumis, confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son État.

Si la grandeur de l’Empire perdit la République, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

Rome avait soumis tout l’univers, avec le secours des peuples d’Italie, auxquels elle avait donné, en différents

  1. A. Et à regarder de loin la ville.