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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.


ture. Si Montesquieu ne l’avait pas publié, sa gloire n’en serait point amoindrie ; mais peut-être aurions-nous une vue moins nette de cet esprit original.

Pour juger un livre, il faut se mettre au point de vue de l’auteur et en devenir en quelque sorte le contemporain. Montesquieu est amoureux de la Grèce et de Rome, mais cette antiquité qui l’enchante, il ne la voit qu’au travers des traductions et des imitations, « L’ouvrage divin de ce siècle, Télémaque, dans lequel Homère semble respirer, est une preuve sans réplique de l’excellence de cet ancien poète. Pope seul a senti la grandeur d’Homère[1]. »

Quand on prend Télémaque pour un ouvrage divin, et Pope pour un fidèle traducteur d’Homère, quand on s’abreuve au ruisseau au lieu de remonter à la source, il est naturel d’imiter ce qu’on admire. Le Temple de Gnide est la copie d’une copie ; la belle nymphe Eucharis est le modèle de Thémire, la charmante bergère ; mais il faut avouer que Montesquieu, qui a heureusement imité Télémaque dans l’épisode des Troglodytes, n’est ici qu’un écho bien affaibli. Nourri de la plus pure antiquité, Fénelon, dans sa prose ondoyante, nous rend quelque chose de la grâce et de la simplicité d’Homère ; il n’en est pas de même du langage saccadé, des phrases concises, des expressions abstraites de Montesquieu. Quand il nous dit : « La jalousie est une passion qu’on peut avoir, mais qu’on doit taire. — Le cœur fixe toujours lui-même le moment où il doit se rendre ; mais c’est une profanation de se rendre sans aimer. — A Sybaris les femmes se livrent au lieu de se rendre… les faveurs n’y ont que leur réalité propre ; » est-ce Homère, est-ce même Fénelon qu’on entend ? Non, c’est un La Rochefoucauld. Rien n’est moins antique que l’analyse et l’ironie.

Cette critique faite, il faut reconnaître que le Temple de Gnide offre un intérêt particulier. Il marque dans notre histoire littéraire l’introduction de ce qu’on appelle le genre Pompadour ou le rococo. Bien avant Montesquieu, il y a eu des bergeries poétiques en prose ou en vers. Le Pastor fido, l’Aminia, la Galatée, la Diana enamorada n’ont pas seulement charmé l’Italie

  1. Pensées de Montesquieu.