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GRANDEUR ET DÉCADENCE


légion ; il donne la préférence à l’ordonnance romaine, et il y a apparence qu’il a raison, si l’on en juge par tous les événements de ces temps-là[1].

Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains en péril dans la seconde guerre punique, c’est qu’Annibal arma d’abord ses soldats à la romaine. Mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes ni leur manière de combattre ; il ne leur vint point[2] dans l’esprit de renoncer à des usages avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses[3].

Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut le plus grand de tous les pas qu’ils firent pour la conquête générale. Pour s’assurer de la Grèce, ils abaissèrent par toutes sortes de voies les Étoliens, qui les avaient aidés à vaincre ; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque qui avait été à Philippe ou à quelque autre prince se gouvernerait dorénavant par ses propres lois.

On voit bien que ces petites républiques ne pouvaient être que dépendantes. Les Grecs se livrèrent à une joie stupide et crurent être libres en effet, parce que les Romains les déclaraient tels[4].

Les Étoliens, qui s’étaient imaginé qu’ils domineraient dans la Grèce, voyant qu’ils n’avaient fait que se donner des maîtres, furent au désespoir, et, comme ils prenaient toujours des résolutions extrêmes, voulant corriger leurs folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antio-

  1. A. Il y a apparence qu'il a raison car l'expérience la montra alors partout.

    Bossuet, dans le Discours sur l'histoire universelle, IIIe partie, chap. VI, reprend aussi le jugement de Polybe, mais avec plus d'assurance que Montesquieu.
    Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle, expose ces avantages et ces inconvénients, et, après les avoir pesés, se range à l’avis de Polybe, qui du reste a été suivi par Tite-Live et par la plupart des écrivains qui se sont occupés de stratégie. Voici les expressions de l’évêque de Meaux : « Les Macédoniens, si jaloux de conserver l’ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre, croyaient leur phalange invincible, et ne pouvaient se persuader que l’esprit humain fût capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant Polybe, et Tite-Live après lui, ont démontré qu’à considérer seulement la nature des armées romaines et de celles des Macédoniens, les dernières ne pouvaient manquer d’être battues à la longue, parce que la phalange macédonienne, qui n’était qu’un gros bataillon carré, fort épais de toutes parts, ne pouvait se mouvoir que tout d’une pièce, au lieu que l’armée romaine, distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute sorte de mouvements.
    « Les Romains ont donc trouvé, ou ils ont bientôt appris l’art de diviser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soutenir ce qui s’ébranle de part et d’autre. Faites marcher contre des troupes ainsi disposées la phalange macédonienne : cette grosse et lourde machine sera terrible, à la vérité, à une armée sur laquelle elle tombera de tout son poids ; mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver longtemps sa propriété naturelle, c’est-à-dire sa solidité et sa consistance, parce qu’il lui faut des lieux propres et pour ainsi dire faits exprès, et qu’à faute de les trouver elle s’embarrasse elle-même, ou plutôt elle se rompt par son propre mouvement ; joint qu’étant une fois enfoncée elle ne sait plus se rallier, au lieu que l’armée romaine, divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux et s’y accommode : on l’unit et on la sépare comme on veut ; elle défile aisément et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachements, aux ralliements, à toute sorte de conversions et d’évolutions qu’elle fait ou tout entière ou en partie, selon qu’il est convenable ; enfin elle a plus de mouvements divers, et par conséquent plus d’action et plus de force que la phalange. Concluons donc avec Polybe qu’il fallait que la phalange lui cédât, et que la Macédoine fût vaincue. » (Troisième partie, ch. VI).
  2. A. Il ne put leur venir dans l'esprit, etc.
  3. Tout ce paragraphe est en note dans A.
  4. Florus, liv. II, chap. VII.