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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.


rage, de patience, de frugalité, a fini par conquérir le monde. Est-ce Bossuet, est-ce Montesquieu qui écrit les lignes suivantes ? On pourrait aisément s’y tromper.


« De tous les peuples du monde le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux et enfin le plus patient, a été le peuple romain.

« De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fût jamais. M Le fond d’un Romain, pour ainsi parler, étoit l’amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisoit aimer l’autre ; car, parce qu’il aimoit sa liberté, il aimoit aussi sa patrie, comme une mère qui le nourrissoit dans des sentiments également généreux et libres.

« Sous ce nom de liberté, les Romains se figuroient, avec les Grecs, un état où personne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puissante que les hommes[1] »


Sans doute le point de vue auquel Bossuet se place n’est pas celui de Montesquieu. Dans l’histoire des Romains, l’évêque de Meaux ne voit qu’un épisode, le plus important, il est vrai, de l’histoire du monde. Dieu qui seul sait tout réduire à sa volonté a tout dirigé et tout fait. Les Romains n’ont été qu’un outil dans les mains de la Providence. Il fallait, suivant la pensée de saint Augustin, que l’univers devînt romain pour devenir plus aisément chrétien. Voilà le secret de la fortune romaine. Tout au contraire, Montesquieu, de même que Machiavel, sécularise l’histoire et ne s’occupe que des causes secondes. Il n’essaye point de pénétrer dans les conseils éternels ; il ne voit que Rome au milieu de l’univers, et cherche les causes humaines de sa grandeur et de sa décadence. Cette grandeur, elle la doit à la sagesse de ses premiers législateurs, à la prudence du sénat, aux vertus de ses citoyens ; la décadence est le fruit de l’agrandissement démesuré de l’État, du luxe asiatique, des discordes civiles, de l’épouvantable tyrannie des premiers empereurs, de la lâcheté, des rapines, de la bigoterie des successeurs de Constantin. Et cependant, malgré cette profonde diversité dans la conception du sujet, ces deux écrivains se rencontrent sans cesse dans leur appréciation des hommes et des choses. C’est que le jour de la critique n’est

  1. Discours sur l’histoire universelle, IIIe partie, ch. VI, l’Empire romain.