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LETTRES PERSANES.


homme grave. Les critiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu’on les peut faire sans essayer[1] beaucoup son esprit.

Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d’un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres ; je les copiai. J’en surpris même quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence, tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.

Je ne fais donc que l’office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs. J’ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l’ai pu, et l’ai sauvé d’une infinité d’expressions sublimes, qui l’auraient ennuyé[2] jusque dans les nues.

Mais ce n’est pas tout ce que j’ai fait pour lui. J’ai retranché les longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas moins prodigues que nous ; et j’ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant de peine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre deux amis.

Si la plupart de ceux qui nous ont donné des recueils de lettres avaient fait de même, ils auraient vu leurs ouvrages[3] s’évanouir.

Il y a une chose qui m’a souvent étonné ; c’est de voir

  1. Essayer est pris ici dans le sens de mettre à l’épreuve, et par extension fatiguer. C’est une locution particulière à Montesquieu. Inf., lettre XI : « Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne. »
  2. A. 1721. Envoyé ; c’est peut-être la véritable leçon.

    Nous désignons par A l’édition d’Amsterdam, à la sphère, chez Brunel ; celles de Cologne, 1721, seront indiquées par un C.
  3. A. Leur ouvrage ; ce qui parait une leçon préférable.