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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.


cache à mes regards. Je ne réclame point, messieurs ; la gloire de M. de Montesquieu peut faire des sacrifices sans s’appauvrir. »

Jusqu’ici l’histoire n’a rien que d’honorable ; elle répond à ce que nous savons du caractère de Montesquieu. Mais, si l’on en croit Voltaire, qui n’est pas une autorité à dédaigner, Montesquieu aurait joué au cardinal un tour philosophique qui ne me paraît pas d’une grande délicatesse. Il aurait fait faire en quelques jours une édition des Lettres persanes dans laquelle on aurait retranché ou adouci tout ce qui pouvait être condamné par un prêtre et un ministre. Voltaire a ses raisons pour trouver bonne la plaisanterie ; on assure qu’en 1732 il fit une édition expurgée des Lettres sur les Anglais pour obtenir de ce même cardinal Fleury l’autorisation de publier un livre suspect. Et d’ailleurs que ne fit pas Voltaire pour entrer à l’Académie ? Jamais homme ne s’est mieux moqué des autres et de lui-même.

Mais Montesquieu n’a jamais ressemblé à l’auteur de Candide. Le rang qu’il tenait dans le monde, la gravité de son état, la solidité de son caractère ne s’accommodent guère avec cette ruse académique. Aussi n’y a-t-on pas cru, encore bien que d’Alembert dans l’éloge de Montesquieu semble y faire allusion : « Parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu, dit-il, l’imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes d’une autre main, et il eût fallu du moins, avant que de condamner l’auteur, démêler ce qui lui appartenait en propre. » Ce serait Montesquieu qui aurait pris ce soin.

L’anecdote était donc regardée comme apocryphe, lorsque M. Vian, qui mieux que personne au monde connaît Montesquieu et ses œuvres, lui a rendu quelque vraisemblance. En examinant les premières éditions des Lettres persanes, M. Vian en a trouvé une, datée de 1721, Cologne, chez Pierre Marteau, qui porte ce titre singulier : Seconde édition, revue, corrigée, diminuée et augmentée par l’auteur. Cette édition ne contient que cent quarante lettres, au lieu de cent cinquante. Douze lettres sont retranchées, [1] deux sont réunies en une seule, [2] trois sont

  1. Lettres 1, 5, 15 (16 de notre édition), 23 (25), 30 (32), 39 (41), 40 (42), 41 (43), 45 (47), 63 (65), 68 (70), 69 (71). J’emprunte ces chiffres et les suivants à la jolie édition des Lettres persanes, de M. André Lefèvre. Paris, Lemerre, 1873, t. I, p. 211.
  2. Lettres 10 et 11.