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LETTRES PERSANES.

J’ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher qu’en disant : J’ai ruiné une famille aujourd’hui ; j’en ruinerai une autre demain.

Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l’oreille, [1] assassiner tous ceux à qui j’ai de l’obligation.

Un autre disait : Je vois que j’accommode mes affaires : il est vrai que, lorsque j’allai, il y a trois jours, faire un certain payement, je laissai toute une famille en larmes ; que je dissipai la dot de deux honnêtes filles ; que j’ôtai l’éducation à un petit garçon ; le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse : mais je n’ai fait que ce qui est permis par la loi. [2]

Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu’il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l’éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel ? [3]

Que dira la postérité, lorsqu’il lui faudra rougir de la honte de ses pères ? Que dira le peuple naissant, lorsqu’il comparera le fer de ses aïeux, avec l’or de ceux à qui il doit immédiatement le jour ? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l’affreux néant où elle s’est mise.

De Paris, le 11 de la lune de rhamazan, 1720.

  1. Une plume.
  2. C’est-à-dire j’ai payé en un papier déprécié l’argent que je devais. V. Mémoires de Mathieu Marais, t. 1, p. 335.
  3. Voyez l’histoire du duc de la Force. M. Marais, t. I, p. 453 ; t. II, p. 67 et suiv.