Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/46

Cette page n’a pas encore été corrigée
24
ÉLOGE


la douceur et à l’humanité, il craignait des changements dont les plus grands génies ne peuvent pas toujours prévoir les suites. Cet esprit de modération avec lequel il voyait les choses dans le repos de son cabinet, il l’appliquait à tout, et le conservait dans le bruit du monde et dans le feu des conversations. On trouvait toujours le même homme avec tous les tons. Il semblait encore alors plus merveilleux que dans ses ouvrages : simple, profond, sublime, il charmait, il instruisait et n’offensait jamais. J’ai eu le bonheur de vivre dans les mêmes sociétés que lui ; j’ai vu, j’ai partagé l’impatience avec laquelle il était toujours attendu, la joie avec laquelle on le voyait arriver.

Son maintien modeste et libre ressemblait à sa conversation ; sa taille était bien proportionnée. Quoiqu’il eût perdu presque entièrement un œil, et que l’autre eût toujours été très-faible, on ne s’en apercevait point ; sa physionomie réunissait la douceur et la sublimité.

Il fut fort négligé dans ses habits et méprisa tout ce qui était au delà de la propreté ; il n’était vêtu que des étoffes les plus simples et n’y faisait jamais ajouter ni or ni argent. La même simplicité fut dans sa table et dans tout le reste de son économie ; et malgré la dépense que lui ont coûtée ses voyages, sa vie dans le grand monde, la faiblesse de sa vue et l’impression de ses ouvrages, il n’a point entamé le médiocre héritage de ses pères et a dédaigné de l’augmenter, malgré toutes les occasions qui se présentaient à lui dans un pays et dans un siècle où tant de voies de fortune sont ouvertes au moindre mérite.

Il mourut le 10 février de cette année, [1] et mourut comme il avait vécu, c’est-à-dire sans faste et sans faiblesse, s’acquittant de tous ses devoirs avec la plus grande décence. Pendant sa maladie sa maison fut remplie de tout ce qu’il y avait en France de plus grand et de plus digne de son amitié. Mme la

  1. 1755.