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LETTRE CXLI.


l’empire qu’ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un mortel les avait vues, il se donnerait aussitôt la mort, dans l’impatience d’en jouir ; aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles seront enivrées d’un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur seront soumis : chacune d’elles aura un sérail, dans lequel ils seront enfermés ; et des eunuques encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.

J’ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu’un homme, nommé Ibrahim, était d’une jalousie insupportable. Il avait douze femmes extrêmement belles, qu’il traitait d’une manière très-dure : il ne se fiait plus à ses eunuques, ni aux murs de son sérail ; il les tenait presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu’elles pussent se voir, ni se parler ; car il était même jaloux d’une amitié innocente : toutes ses actions prenaient la teinture de sa brutalité naturelle : jamais une douce parole ne sortit de sa bouche ; et jamais il ne fit le moindre signe [1] qui n’ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.

Un jour qu’il les avait toutes assemblées dans une salle de son sérail, une d’entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes si malheureuses, que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un changement : d’autres, à ma place, souhaiteraient votre mort ; je ne souhaite que la mienne ; et, ne pouvant espérer d’être séparée de vous que par là, il me

  1. A. C. Un moindre signe.