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LETTRE CXXXVII.


nature, et la manquent toujours ; leurs héros y sont [1] aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures.

J’ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans, et, si vous voyiez les nôtres, vous en seriez encore plus choqué. Ils sont aussi peu naturels, et d’ailleurs extrêmement gênés par nos mœurs ; il faut dix années de passion avant qu’un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse. Cependant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces ennuyeux préliminaires. Or, il est impossible que les incidents soient variés ; on a recours à un artifice pire que le mal même qu’on veut guérir ; c’est aux prodiges. Je suis sûr que vous ne trouverez pas bon qu’une magicienne fasse sortir une armée de dessous terre ; qu’un héros, lui seul, en détruise une de cent mille hommes. Cependant, voilà nos romans ; ces aventures froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extravagants nous révoltent.

De Paris, le 6 de la lune de chalval, 1719.

  1. A. C. Et qui font des héros qui y sont, etc.