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LETTRES PERSANES.


billets de banque et cent mille écus d’argent ; [1] je me trouve dans une situation affreuse ; je me suis cru riche et me voilà à l’hôpital ; au moins si j’avais seulement une petite terre où je puisse me retirer, je serais sûr d’avoir de quoi vivre ; mais je n’ai pas grand comme ce chapeau de fonds de terre.

Je tournai par hasard la tête d’un autre côté, et je vis un autre homme qui faisait des grimaces de possédé. A qui se fier désormais ? s’écriait-il. Il y a un traître, que je croyais si fort de mes amis, que je lui avais prêté mon argent, et il me l’a rendu ! Quelle perfidie horrible ! Il a beau faire : dans mon esprit, il sera toujours déshonoré. [2]

Tout près de là était un homme très-mal vêtu qui, élevant les yeux au ciel, disait : Dieu bénisse les projets de nos ministres ! Puissé-je voir les actions [3] à deux mille, [4] et tous les laquais de Paris plus riches que leurs maîtres ! J’eus la curiosité de demander son nom. C’est un homme extrêmement pauvre, me dit-on ; aussi a-t-il un pauvre métier : il est généalogiste, et il espère que son art rendra, si les fortunes continuent, et que tous ces nouveaux riches auront besoin de lui pour réformer leur nom, décrasser leurs ancêtres, et orner leurs carrosses ; il s’imagine qu’il va faire autant de gens de qualité qu’il voudra ; et il tressaillit [5] de joie de voir multiplier ses pratiques.

  1. On ne payait plus les billets de banque, et il fallait donner au trésor son argent au pair d’un papier déprécié. V. inf., lettre CXLII.
  2. Le papier déprécié, mais gardant légalement sa valeur nominale, permettait au débiteur de ruiner le créancier en le remboursant avec un vain chiffon. Aussi dit-on qu’on vît, rue Quincampoix, un créancier tirer l’épée contre le débiteur qui l’avait remboursé. V. Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 453.
  3. Les actions de la banque de Law.
  4. Deux mille livres.
  5. La forme usuelle est : il tressaille.