Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/337

Cette page n’a pas encore été corrigée
315
LETTRE XCVIII.


fait passer par un défilé bien étroit, je veux dire entre la vie et leur argent. [1] Pour comble d’infortune, il y a un ministre, connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries, et badine sur toutes les délibérations du conseil. [2] On ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à faire rire le peuple ; et l’on doit savoir bon gré à celui-ci de l’avoir entrepris.

Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs ; c’est un séminaire de grands seigneurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre ; et, quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides. [3]

Je trouve, Ibben, la Providence admirable dans la manière dont elle a distribué les richesses. Si elle ne les avait accordées qu’aux gens de bien, on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et on n’en aurait plus senti tout le néant. Mais quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus chargés, à force de mépriser les riches, on vient enfin à mépriser les richesses.

De Paris, le 26 de la lune de maharram, 1717.

  1. Voyez notamment l’affaire de Bourvalais et celle de Crozat. Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 224 ; t. II, p. 345.
  2. Le duc de Noailles. Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 235.
  3. V. les Mémoires de Marais, t. II, p. 1 et 97.