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LETTRES PERSANES.


gratuitement ; il faut qu’il y ait une raison qui détermine ; et cette raison est toujours une raison d’intérêt.

Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste. Dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive : car, comme il n’a besoin de rien et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il le serait sans intérêt.

Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines. Et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible qu’il faudrait se dérober à soi-même.

Nous sommes entourés d’hommes plus forts que nous ; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes ; les trois quarts du temps, ils peuvent le faire impunément : quel repos pour nous de savoir qu’il y a, dans le cœur de tous ces hommes, un principe intérieur qui combat en notre faveur, et nous met à couvert de leurs entreprises !

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle ; nous passerions devant les hommes comme devant les lions ; et nous ne serions jamais assurés un moment de notre bien, de notre honneur et de notre vie. [1]

Toutes ces pensées m’animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice

  1. A. C. Un moment de notre vie, de notre bien, ni de notre honneur.