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LETTRES PERSANES.


attendant l’occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage, prescrite par nos livres sacrés. Ma sœur, lui dis-je, que cette union est sainte ! la nature nous avait unis, notre sainte loi va nous unir encore. Enfin, un prêtre vint calmer notre impatience amoureuse. Il fit, dans la maison du paysan, toutes les cérémonies du mariage : il nous bénit, et nous souhaita mille fois toute la vigueur de Gustaspe, et la sainteté de l’Hohoraspe. [1] Bientôt après, nous quittâmes la Perse où nous n’étions pas en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Nous y vécûmes un an, tous les jours plus charmés l’un de l’autre. Mais comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère pour ma sœur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon voyage me fut non-seulement inutile, mais funeste. Car, ayant trouvé d’un côté tous nos biens confisqués, de l’autre mes parents presque dans l’impuissance de me secourir, je ne rapportai d’argent précisément que ce qu’il fallait pour mon retour. Mais quel fut mon désespoir ! je ne trouvai plus ma sœur. Quelques jours avant mon arrivée, des Tartares avaient fait une incursion dans la ville où elle était ; et comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent, et la vendirent à des juifs qui allaient en Turquie, et ne laissèrent qu’une petite fille dont elle était accouchée quelques mois auparavant. Je suivis ces juifs, et les joignis à trois lieues de là : mes prières, mes larmes furent vaines ; ils me demandèrent toujours trente tomans, [2] et ne se relâchèrent jamais d’un seul. Après m’être adressé à tout le monde, avoir imploré la protection des

  1. C’est le Cambyse cité dans la note de la page 226.
  2. Le toman est une monnaie d’or, et vaut vingt-trois francs.