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LETTRES PERSANES.


soleil qui vous éclaire : vous avez plus fait que si vous aviez souillé les éléments, puisque vous avez souillé l’âme de votre fille, qui n’est pas moins pure : j’en mourrai de douleur et d’amour : mais puisse ma mort être la seule peine que Dieu vous fasse sentir ! A ces mots, je sortis ; et, pendant deux ans, je passai ma vie à aller regarder les murailles du beiram, et considérer le lieu où ma sœur pouvait être ; m’exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques, qui font la ronde autour de ces redoutables lieux.

Enfin, mon père mourut ; et la sultane que ma sœur servait, la voyant tous les jours croître en beauté, en devint jalouse, et la maria avec un eunuque qui la souhaitait avec passion. Par ce moyen, ma sœur sortit du sérail, et prit avec son eunuque une maison à Ispahan.

Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler ; l’eunuque, le plus jaloux de tous les hommes, me remettant toujours sous divers prétextes. Enfin, j’entrai dans son beiram ; et il me lui fit parler au travers d’une jalousie. Des yeux de lynx ne l’auraient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée d’habits et de voiles, et je ne la pus reconnaître qu’au son de sa voix. Quelle fut mon émotion, quand je me vis si près, et si éloigné d’elle ! Je me contraignis, car j’étais examiné. Quant à elle, il me parut qu’elle versa quelques larmes. Son mari voulut me faire quelques mauvaises excuses ; mais je le traitai comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé, quand il vit que je parlai [1] à ma sœur une langue qui lui était inconnue ; c’était l’ancien persan, qui est notre langue sacrée. Quoi, ma sœur ! lui dis-je, est-il vrai que vous avez quitté la

  1. A. Que je parlois.