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LETTRES PERSANES.

Tous ces gens-là vivent, ou cherchent à vivre dans une ville qui est la mère de l’invention.

Les revenus des citoyens ne s’y afferment point : ils ne consistent qu’en esprit et en industrie : chacun a la sienne, qu’il fait valoir de son mieux.

Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de quelque mosquée, [1] aurait aussitôt compté les sables de la mer, et les esclaves de notre monarque. [2]

Un nombre infini de maîtres de langues, d’arts et de sciences, enseignent ce qu’ils ne savent pas : et ce talent est bien considérable ; car il ne faut pas beaucoup d’esprit pour montrer ce qu’on sait, mais il en faut infiniment pour enseigner ce qu’on ignore.

On ne peut mourir ici que subitement ; la mort ne saurait autrement exercer son empire : car il y a, dans tous les coins, des gens qui ont des remèdes infaillibles contre toutes les maladies imaginables.

Toutes les boutiques sont tendues de filets invisibles, où se vont prendre tous les acheteurs. L’on en sort pourtant quelquefois à bon marché : une jeune marchande cajole un homme une heure entière, pour lui faire acheter un paquet de cure-dents.

Il n’y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné qu’il n’y est entré : à force de faire part de son bien aux autres, on apprend à le conserver ; seul avantage des étrangers dans cette ville enchanteresse.

De Paris, le 10 de la lune de saphar, 1714.

  1. L’auteur désigne sous ce nom les ecclésiastiques qui courent après les bénéfices. V. sup., lettre XXIX. « Les évêques sont des gens de loi, etc. » N’est-ce pas par confusion avec les mollahs ? V. sup., lettre X.
  2. Esprit des lois, XXIX, 4.