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LETTRES PERSANES.


entre eux une paix qui ne peut être troublée ; ils sont aimés et estimés de tout le monde ; il n’y a qu’une chose : c’est que leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de monde ; ce qui fait qu’ils ont [1] quelquefois mauvaise compagnie. Ce n’est pas que je les désapprouve : il faut vivre avec les hommes [2] tels qu’ils sont ; les gens qu’on dit être de si bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont les vices sont plus raffinés ; et peut-être en est-il comme des poisons, dont les plus subtils sont aussi les plus dangereux. [3]

Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l’air si chagrin ? Je l’ai pris d’abord pour un étranger ; car, outre qu’il est habillé autrement que les autres, il censure tout ce qui se fait en France et n’approuve pas votre gouvernement. C’est un vieux guerrier, me dit-il, qui se rend mémorable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits. Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles où il ne se soit pas trouvé, ou qu’on vante un siège où il n’ait pas monté à la tranchée ; il se croit si nécessaire à notre histoire, qu’il s’imagine qu’elle finit où il a fini ; il regarde quelques blessures qu’il a reçues, comme la dissolution de la monarchie ; et, à la différence de ces philosophes qui disent qu’on ne jouit que du présent, et que le passé n’est rien, il ne jouit, au contraire, que du passé et n’existe que dans les campagnes qu’il a faites ; il respire dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans ceux qui passeront

  1. A. C. Ce qui fait qu’il y a quelquefois, etc.
  2. A. C. Il faut vivre avec les gens tels qu’ils sont.
  3. A. C. Les gens qu’on dit être de bonne compagnie ne son[t] souvent que ceux dont le vice est plus raffiné, et peut-être qu’il en est comme des d[p]oisons, etc.