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LETTRE XIX.


quent l’ardeur de les faire valoir, ralentie : il n’y a ni titre ni possession, qui vaille contre le caprice de ceux qui gouvernent.

Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu’ils ont négligé jusqu’à l’art militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les jours, ils restent dans leur ancienne ignorance ; et ils ne s’avisent de prendre leurs nouvelles inventions, [1] qu’après qu’elles s’en sont servies mille fois contre eux.

Ils n’ont aucune expérience sur la mer, point d’habileté [2] dans la manœuvre. On dit qu’une poignée de chrétiens, sortis d’un rocher, [3] font suer les Ottomans, [4] et fatiguent leur empire.

Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient faire grâce à ces étrangers de permettre [5] qu’ils les enrichissent.

Dans toute cette vaste étendue de pays que j’ai traversée, je n’ai trouvé que Smyrne qu’on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la rendent telle ; et il ne tient pas aux Turcs qu’elle ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque conquérant.

De Smyrne, le 2 de la lune de rahmazan, [6] 1711.

  1. C’est-à-dire les nouvelles inventions des nations d’Europe.
  2. A. C. Nulle habileté.
  3. Ce sont, apparemment, les chevaliers de Malte. (M.)
  4. A. C. Font suer tous les Ottomans, etc.
  5. A. Que de permettre.
  6. Neuvième mois de l’année ; carême des musulmans.