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LETTRES PERSANES.


malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que, pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse, parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? Ô Troglodytes, je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux ; pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ? [1]

D’Erzeron, le 10 de la lune de gemmadi 2, 1711.

  1. Dans cette peinture des Troglodytes, on voit le germe des idées qu’on retrouvera dans l’Esprit des lois. C’est une illusion constante chez Montesquieu que le partage des terres, en créant la richesse et l’inégalité, a chassé la vertu de la terre. C’est une de ses idées favorites que la vertu n’existe que dans la république, et que la monarchie a été inventée pour que les hommes puissent être riches et ambitieux impunément. (Esprit des lois, III, 3-7 ; IV, 2-5.)