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ils ? » Dans les histoires que je lis, les passages y relatifs sont ceux qui captivent le plus mon attention ; le goût particulier que j’en ai se manifeste, dans cet ouvrage, par la nature des sujets dont je fais choix. Si j’étais auteur, je ferais un relevé des morts qui m’ont frappé, avec un commentaire des circonstances dans lesquelles elles se sont produites ; qui apprendrait aux hommes à mourir, leur apprendrait à vivre. Dicearchus donne ce titre à un livre qu’il a écrit, mais dans lequel il poursuit un but tout autre et moins utile que le mien.

Intérêt que nous avons à y reporter fréquemment notre pensée. — On me dira que dans sa réalité, la mort est bien autre chose que tout ce qu’on en peut concevoir ; qu’on a beau s’y préparer, ce ne sert de rien quand on en vient là. Laissons dire, il est hors de doute que cette préparation a de grands avantages ; et puis, n’est-ce rien que d’aller jusque-là sans appréhension, ni fièvre ? Il y a plus, la nature elle-même nous vient en aide en cette occurrence et nous donne le courage qui pourrait nous manquer. Si notre mort est subite et violente, nous n’avons pas le temps de l’appréhender ; si elle est autre, au fur et à mesure que la maladie empire, nous en venons tout naturellement à tenir de moins en moins à la vie. J’ai beaucoup plus de peine à me faire à l’idée de mourir, quand je suis en bonne santé, que lorsque j’ai la fièvre. Quand je ne suis pas bien portant, les agréments de la vie, dont je ne suis plus autant à même d’user ni de jouir, ont moins de prix, et la mort m’apparaît moins effrayante ; j’en conclus que plus je me détacherai de la vie, plus j’approcherai de la mort et plus facilement je me ferai au passage de l’une à l’autre.

Ainsi que le dit César, et comme je l’ai constaté en plusieurs autres circonstances, les choses nous font plus d’effet de loin que de près ; c’est ainsi que je redoute beaucoup plus les maladies lorsque je suis en parfaite santé que lorsque je suis aux prises avec elles. Bien portant, le bien-être que j’éprouve, le plaisir, la force établissent une telle disproportion avec l’état dans lequel je tombe quand je suis malade, que mon imagination accroît de moitié les incommodités que j’en conçois et me les montre plus lourdes que lorsque j’ai réellement à en souffrir. J’espère qu’il en sera de même de la mort.

Les fluctuations auxquelles notre santé est sujette, l’affaiblissement graduel que nous subissons, sont des moyens que la nature emploie pour nous dissimuler à nous-mêmes l’approche de notre fin et notre dépérissement. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie passée ? « Ha ! qu’il reste peu de chose de la vie aux vieillards (Pseudo-Gallus) ! » — César, auquel un soldat de sa garde, vieux et cassé, venait, en pleine rue, demander l’autorisation de se tuer, considérant sa mine si décrépite, lui répondit en plaisantant : « Tu penses donc être encore en vie. »

Nous ne serions pas capables, je crois, de supporter un tel changement, si nous venions à tomber tout d’un coup en pareil état. Mais la nature, nous conduisant comme par la main, nous y amène