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des plus grandes, qui a cette mesme opinion, que c’est une contenance desagreable de macher, qui rabat beaucoup de leur grace et de leur beauté ; et ne se presente pas volontiers en public avec appetit. Et sçay un homme qui ne peut souffrir de voir manger ny qu’on le voye, et fuyt toute assistance, plus quand il s’emplit que s’il se vuide. En l’empire du Turc, il se void grand nombre d’hommes qui, pour exceller sur les autres, ne se laissent jamais veoir quand ils font leurs repas ; qui n’en font qu’un la sepmaine ; qui se dechiquetent et decoupent la face et les membres ; qui ne parlent jamais à personne : toutes gens fanatiques qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant, qui se prisent de leur mespris, et s’amendent de leur empirement. Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soy mesme, à qui ses plaisirs poisent ; qui se tient à mal-heur ! Il y en a qui cachent leur vie,

Exilioque domos et dulcia limina mutant,

et la desrobent de la veue des autres hommes ; qui evitent la santé et l’allegresse comme qualitez ennemies et dommageables. Non seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples, maudissent leur naissance et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé, les tenebres adorées. Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal mener ; c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit, dangereux util en desreglement !

O miseri ! quorum gaudia crimen habent.

Hé ! pauvre homme, tu as assez d’incommoditez necessaires, sans les augmenter par ton invention ; et és assez miserable de condition, sans l’estre par art. Tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance, sans en forger d’imaginaires. Trouves tu que tu sois trop à ton aise, si ton aise ne te vient à desplaisir ? Trouves tu que tu ayes remply tous les offices necessaires à quoy nature t’engage, et qu’elle soit manque et oisive chez toy, si tu ne t’obliges à nouveaux offices ? Tu ne crains point d’offencer ses loix universelles et indubitables, et te piques aux tiennes, partisanes et fantastiques ; et d’autant plus qu’elles sont particulieres, incertaines et plus contredictes, d’autant plus tu fais là ton effort. Les regles positives de ton invention t’occupent et attachent, et les regles de ta parroisse : celles de Dieu et du monde ne te touchent point. Cours un peu par les exemples de cette consideration, ta vie en est toute. Les vers de ces deux poetes, traitant ainsi reservéement et discrettement de la lasciveté comme ils font, me semblent la descouvrir et esclairer de plus pres. Les dames couvrent leur sein d’un reseu, les prestres plusieurs choses sacrées ; les peintres ombragent leur ouvrage, pour luy donner plus de lustre ; et dict-on