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d’une autre robbe pour l’usage de l’eschole. Dieu leur doint bien faire ! Si j’estois du mestier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola. Quand j’escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme. Aussi que, à la verité, les bons autheurs m’abattent par trop et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel, ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l’invention du musicien Antinonydes qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy son auditoire fut abreuvé de quelques autres mauvais chantres. Mais je me puis plus malaiséement deffaire de Plutarque. Il est si universel et si plain qu’à toutes occasions, et quelque suject extravagant que vous ayez pris, il s’ingere à vostre besongne et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses et d’embellissemens. Il m’en faict despit d’estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent : je ne le puis si peu racointer que je n’en tire cuisse ou aile. Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos d’escrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne m’ayde ny me releve, où je ne hante communéement homme qui entende le latin de son patenostre, et de françois un peu moins. Je l’eusse faict meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eust esté moins mien ; et sa fin principale et perfection, c’est d’estre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy je suis plain, ainsi que je cours inadvertemment ; mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m’a dit ou que moy-mesme me suis dict : Tu es trop espais en figures. Voilà un mot du creu de Gascoingne. Voilà une frase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françoises ; ceux qui veulent combatre l’usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte.-- Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d’inadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? me represente-je pas vivement ? suffit !