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lesquelles hastent et allongent leur fuite à mesme qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuitte c’est poursuivre, comme Alexandre disoit que la fin de son travail c’estoit travailler,

Nil actum credens cum quid superesset agendum.

Pour moy donc, j’ayme la vie et la cultive telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroier. Je ne vay pas desirant qu’elle eust à dire la necessité de boire et de manger, et me sembleroit faillir non moins excusablement de desirer qu’elle l’eut double (Sapiens divitiarum naturalium quaesitor acerrimus), ny que nous nous sustentissions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epimenides se privoit d’appetit et se maintenoit, ny qu’on produisit stupidement des enfans par les doigts ou par les talons, ains, parlant en reverence, plus tost qu’on les produise encore voluptueusement par les doigts et par les talons, ny que le corps fut sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur, et recognoissant, ce que nature a faict pour moy, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l’annuller et desfigurer. Tout bon, il a faict tout bon. Omnia quae secundum naturam sunt, aestimatione digna sunt. Des opinions de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est à dire les plus humaines et nostres : mes discours sont, conforméement à mes meurs, bas et humbles. Elle faict bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prescher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe à l’indulgent, l’honneste au des-honneste, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage la gouste : le seul plaisir qu’il tire de la jouyssance d’une belle jeune espouse, que c’est le plaisir de sa conscience de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suyvans non plus de droit et de nerfs et de suc au depucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon. Ce n’est pas ce que dict Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il prefere celle de l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de dignité. Cette cy va nullement seule selon luy (il n’est pas si fantastique), mais seulement premiere. Pour luy, la temperance est moderatrice, non adversaire des voluptez. Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Intrandum est in rerum naturam et penitus quid ea postulet pervidendum. Je queste partout sa piste : nous l’avons confondue de traces artificielles ; et ce souverain bien Academique et Peripatetique, qui est vivre selon icelle, devient à cette cause difficile à borner et exprimer ; et celuy des Stoïciens, voisin à celuy là, qui est consentir à nature. Est-ce pas erreur d’estimer aucunes actions moins dignes de ce qu’elles sont necessaires ? Si ne m’osteront-ils pas de la teste que ce ne soit un tres-convenable mariage du plaisir avec la necessité, avec laquelle, dict un ancien, les Dieux complottent tousjours. A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices. Que l’esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l’esprit et la fixe. Qui velut summum bonum laudat animae naturam, et tanquam malum naturam carnis accusat, profecto et animam carnaliter appetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana, non veritate divina. Il n’y a piece indigne de nostre soin en ce present que Dieu nous a faict ; nous en devons conte jusques à un poil. Et n’est pas une commission par acquit à l’homme de conduire l’homme selon sa condition : elle est expresse, naïfve et tres principale, et nous l’a le createur donnée