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le desplaisir. L’intemperance est peste de la volupté, et la temperance n’est pas son fleau : c’est son assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souverain bien, et ses compaignons, qui la montarent à si haut pris, la savourerent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la temperance, qui fut en eux singuliere et exemplaire. J’ordonne à mon ame de regarder et la douleur et la volupté de veue pareillement reglée (eodem enim vitio est effusio animi in laetitia quo in dolore contractio) et pareillement ferme, mais gayement l’une, l’autre severement, et, selon ce qu’elle y peut aporter, autant songneuse d’en esteindre l’une que d’estendre l’autre. Le voir sainement les biens tire apres soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non evitable en son tendre commencement, et la volupté quelque chose d’evitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l’office de la fortitude combatre à l’encontre de la douleur et à l’encontre des immoderées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines ausquelles qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bienheureux. La premiere, il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement ; l’autre, par soif, mais non jusques à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premieres choses que sent un enfant ; si, la raison survenant, elles s’appliquent à elle, cela c’est vertu. J’ay un dictionnaire tout à part moy : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps et de passer le temps represente l’usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et eschapper, de la passer, gauchir et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais je la cognois autre, et la trouve et prisable et commode, voyre en son dernier decours, où je la tiens ; et nous l’a nature mise en main garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied il proprement bien de ne se desplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du mesnage à la jouyr ; je la jouys au double des autres, car la mesure en la jouyssance depend du plus ou moins d’application que nous y prestons. Principallement à cette heure que j’apercoy la mienne si briefve en temps, je la veux estendre en pois ; je veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma sesie, et par la vigueur de l’usage compenser la hastiveté de son escoulement : à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prosperité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut il estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l’ottroye. Ils jouyssent les autres