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retraicte et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisois-je autrefois. Pour la santé, je trouve despuis par experience, au rebours, qu’il vaut mieux disner et que la digestion se faict mieux en veillant. Je ne suis guiere subject à estre alteré, ny sain ny malade : j’ay bien volontiers lors la bouche seche, mais sans soif ; communement je ne bois que du desir qui m’en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon : en esté et en un repas appetissant, je n’outrepasse poinct seulement les limites d’Auguste, qui ne beuvoit que trois fois precisement ; mais, pour n’offenser la reigle de Democritus, qui deffendoit de s’arrester à quattre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoing jusques à cinq, trois demysetiés environ ; car les petis verres sont les miens favoris, et me plaict de les vuider, ce que d’autres evitent comme chose mal seante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, par fois au tiers d’eau. Et quand je suis en ma maison, d’un antien usage que son medecin ordonnoit à mon pere et à soy, on mesle celuy qu’il me faut des la somelerie, deux ou trois heures avant qu’on serve. Ils disent que Cranaus, Roy des Atheniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d’eau ; utilement ou non, j’en ay veu debattre. J’estime plus decent et plus sain que les enfans n’en usent qu’apres seize ou dix-huict ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle : toute particularité m’y semble à eviter, et haïrois autant un aleman qui mit de l’eau au vin qu’un françois qui le boiroit pur. L’usage publiq donne loy à telles choses. Je crains un air empesché et fuys mortellement la fumée (la premiere reparation où je courus chez moy, ce fut aux cheminées et aux retrets, vice commun des vieux bastimens et insupportable), et entre les difficultez de la guerre compte ces espaisses poussieres dans lesquelles on nous tient enterrez au chault, tout le long d’une journée. J’ay la respiration libre et aisée, et se passent mes morfondements le plus souvent sans offence du poulmon, et sans toux. L’aspreté de l’esté m’est plus ennemie que celle de l’hyver ; car, outre l’incommodité de la chaleur, moins remediable