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commodéement bon, comme est ma teste, et le plus souvent se maintiennent au travers de mes fiévres, et aussi mon haleine. J’ay outrepassé tantost de six ans le cinquantiesme, auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si juste fin à la vie qu’elles ne permettoient point qu’on l’excedat. Si ay-je encore des remises, quoy qu’inconstantes et courtes, si nettes, qu’il y a peu à dire de la santé et indolence de ma jeunesse. Je ne parle pas de la vigueur et allegresse ; ce n’est pas raison qu’elle me suyve hors ses limites :

Non haec amplius est liminis, aut aquae
Caelestis, patiens latus.

Mon visage me descouvre incontinent, et mes yeux : tous mes changemens commencent par là, et un peu plus aigres qu’ils ne sont en effect ; je faits souvent pitié à mes amis avant que j’en sente la cause. Mon miroir ne m’estonne pas, car, en la jeunesse mesme, il m’est advenu plus d’une fois de chausser ainsin un teinct et un port trouble et de mauvais prognostique sans grand accident ; en maniere que les medecins, qui ne trouvoient au dedans cause qui respondit à cette alteration externe, l’attribuoient à l’esprit et à quelque passion secrete qui me rongeast au dedans ; ils se trompoient. Si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict l’ame, nous marcherions un peu plus à nostre aise. Je l’avois lors, non seulement exempte de trouble, mais encore plaine de satisfaction et de feste, comme elle est le plus ordinairement, moytié de sa complexion, moytié de son dessein :

Nec vitiant artus aegrae contagia mentis.

Je tiens que cette sienne temperature a relevé maintesfois le corps de ses cheutes : il est souvent abbatu ; que si elle n’est enjouée, elle est au moins en estat tranquille et reposé. J’eus la fiévre quarte quatre ou cinq mois, qui m’avoit tout desvisagé ; l’esprit alla tousjours non paisiblement seulement, mais