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maux ont leur vie et leurs bornes, leurs maladies et leur santé. La constitution des maladies est formée au patron de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée dés leur naissance, et leurs jours ; qui essaye de les abbreger imperieusement par force, au travers de leur course, il les allonge et multiplie, et les harselle au lieu de les appaiser. Je suis de l’advis de Crantor, qu’il ne faut ny obstinéement s’opposer aux maus, et à l’estourdi, ny leur succomber de mollesse, mais qu’il leur faut ceder naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner passage aux maladies ; et je trouve qu’elles arrestent moins chez moy, qui les laisse faire ; et en ay perdu, de celles qu’on estime plus opiniastres et tenaces, de leur propre decadence, sans ayde et sans art, et contre ses reigles. Laissons faire un peu à nature : elle entend mieux ses affaires que nous.--Mais un tel en mourut.--Si fairés vous, sinon de ce mal là, d’un autre. Et combien n’ont pas laissé d’en mourir, ayant trois medecins à leur cul ? L’exemple est un mirouer vague, universel et à tout sens. Si c’est une medecine voluptueuse, acceptez la ; c’est tousjours autant de bien present. Je ne m’arresteray ny au nom ny à la couleur, si elle est delicieuse et appetissante. Le plaisir est des principales especes du profit. J’ay laissé envieillir et mourir en moy de mort naturelle des reumes, defluxions gouteuses, relaxation, battement de cœur, micraines et autres accidens, que j’ay perdu quand je m’estois à demy formé à les nourrir. On les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute medecine. C’est la premiere leçon que les Mexicains font à leurs enfans, quand, au partir du ventre des meres, ils les vont saluant ainsin : Enfant, tu és venu au monde pour endurer ; endure, souffre, et tais toy. C’est injustice de se douloir qu’il soit advenu à quelqu’un ce qui peut advenir à chacun, indignare si quid in te inique proprie constitutum est. Voyez un vieillart, qui demande à Dieu qu’il luy maintienne sa santé entiere et vigoreuse, c’est à dire qu’il le remette en jeunesse.

Stulte, quid haec frustra votis puerilibus optas ?

N’est-ce pas folie ? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la gravelle, l’indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluyes et les vents. Platon ne croit pas qu’Aesculape se mist en peine de prouvoir par regimes à faire durer la vie en un corps gasté et imbecille, inutile à son pays, inutile à sa vacation et à produire des enfans sains et robustes, et ne trouve pas ce soing convenable à la justice et prudence divine, qui doit conduire toutes choses à utilité. Mon bon homme, c’est faict : on ne vous sçauroit redresser ; on vous plastrera pour le plus et estançonnera un peu, et allongera on de quelque heure vostre misere.

Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,
Diversis contra nititur obicibus,
Donec certa dies, omni compage soluta,
Ipsum cum rebus subruat auxilium.